1 Juillet 2024
En janvier 2020, Jean-Paul Jouanelle m'a fait l'amitié de signer la préface de mon livre Ubuntu que je ne résiste pas à partager aujourd'hui qu'il prend la route vers les étoiles :
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». C’est ce qu’écrivait Frantz Fanon il y a plus de soixante ans dans « Les damnés de la terre ».
Quelle est donc aujourd’hui en Martinique la mission des décideurs divers et variés que sont les femmes et les hommes politiques, les leaders économiques, associatifs, toutes les actrices et acteurs de la vie sociale et culturelle sur cette terre ?
C’est sans doute de travailler à réduire les fractures profondes qui fragilisent la société martiniquaise. En effet, celles-ci permettent aux semeurs de haine de remuer régulièrement les couteaux dans les plaies encore béantes de notre histoire.
Et il faut bien le constater, loin de s’améliorer, la situation n’a cessé de se dégrader ces dernières années. Il y a sans doute plusieurs raisons à cela, mais la disparition depuis quelques décennies de certains des espaces de socialisation entre les différentes composantes socio-ethniques présentes en Martinique y est pour quelque chose. Ainsi plus aucune institution ne joue le rôle qui était celui du service militaire, formidable outil de brassage qui forgeait des liens amicaux qui restaient solides tout au long de la vie de ceux qui avaient partagé cette expérience. De même, pour ne se limiter qu’à ce seul exemple, l’internat du lycée Schoelcher, qui jouait le même rôle, a lui aussi disparu et le nouveau lycée qui a ouvert ses portes récemment ne comporte pas d’internat…
Par ailleurs, les messages portés dans les médias classiques et plus encore dans les très nocifs réseaux sociaux contribuent le plus souvent à attiser les braises plutôt qu’à apaiser les tensions. Les messages porteurs d’ignorance plutôt que de vérité sur notre passé et sur nous-mêmes entretiennent les anathèmes et dispensent de tout effort pour accéder à une véritable connaissance de notre histoire. Les slogans mensongers qui s’y substituent valorisent la recherche d’une prétendue identité qui se définit toujours par son opposition à celle des autres.
C’est exactement ce qu’en Afrique on appelle le « tribalisme », dont on sait depuis longtemps qu’il est un obstacle puissant à tout type de développement économique, social ou culturel.
C’est dans ce contexte qu’Emmanuel de Reynal fait entendre une voix tout à fait singulière qui s’oppose frontalement aux thuriféraires du tribalisme local. Il le fait au moyen d’une démonstration particulièrement convaincante en choisissant de nous présenter les ancêtres qu’il s’imagine, mais aussi ceux qu’il sait être réels, en en faisant de courts portraits parmi lesquels on découvre parfois des personnages assez loin d’être des héros, des saints ou des modèles. Ainsi, il ne craint pas de donner la parole, entre autres, à un guerrier sanguinaire, un chasseur d’esclave, une putain ou un esclave à côté d’un marchand, d’un corsaire et d’un médecin poète. Il assume toutes ces ascendances en nous affirmant « Je suis tous ces gens car tous ces gens m’ont fait. » Et, plus loin, « je fleuris de leurs mille racines, qu’elles viennent d’Europe d’Afrique, d’Amérique ou d’Asie. Quelles viennent de plus loin encore, du temps où les pays n’avaient pas de nom ».
Contre « l’identitarisme » qui, dit-il, « restreint notre humanité », il choisit la philosophie exprimée par le terme « Ubuntu », mot bantou qui signifie « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ».
Il faut donc lire « Ubuntu, ce que je suis » pour avoir l’audace de rêver. Rêver à une Martinique « Ubuntu » qui comprendrait enfin quelle fantastique richesse nous offre la présence sur cette petite île de 1080 km2 de communautés originaires « … d’Europe, d’Afrique, d’Amérique ou d’Asie », de tous les continents de la planète, si nous apprenons enfin à vivre ensemble.
Il est en effet évident que l’on ne peut construire un pays sur des bases aussi malsaines que celles proposées par l’identitarisme alors que la philosophie « Ubuntu » peut nous fournir les principes qui nous permettront de bâtir notre avenir avec d’autres perspectives que celles qui nous ont offertes par les divisions aujourd’hui si malfaisantes.
Alors, oui, la mission que nous devons remplir ou trahir est bien celle-ci : Face aux destructeurs, soyons les constructeurs d’une Martinique « Ubuntu ».
Jean-Paul Jouanelle