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11 Février 2019
Quand un parlementaire s'adresse au Président de la République en utilisant la formule "laissez-moi vous dire", ça ne peut pas laisser notre blog "laisse-moi te dire" indifférent . C'est (aussi) pourquoi nous relayons ici ce texte de Catherine CONCONNE publié en marge du grand débat national avec les Outre-mer...
Monsieur le Président, sachez, en tout premier lieu, qu’en ces temps de l’euphorie de la remise en cause, cette adresse ne saurait être une expression populiste de plus, celle qui, comme le disait si bien Aimé Césaire, consiste « à apporter de fausses réponses aux vraies questions ». Ce n’est pas mon éducation politique. Elle ne saurait être, non plus, un étalage de doléances supplémentaires destinées à « tout casser », tout et le contraire de tout. Je crois en notre modèle républicain, celui qui fait la part belle à la démocratie, certes amendable mais ô combien respectable, car habité de belles vertus comme la justice et l’égalité.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que, c’est à ce titre que j’ai accepté de participer à l’étape du GRAND DEBAT réservée à ladite Outre-Mer, le 1erfévrier dernier à l’Élysée. Je suis moi-même une grande adepte du débat. J’exerce mon mandat dans la plus grande transparence, rends compte publiquement de toutes mes activités, multiplie pour qui veut (presse, citoyens, scolaires…) des interventions visant à rendre encore plus limpide la très mal connue et donc très mal appréciée action publique.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que j’ai été surprise d’apprendre que les parlementaires invités n’auraient pas droit à la parole. Faire venir des représentants de la nation pendant près de 8 heures sans leur laisser au moins les 2 minutes auxquels ils sont tellement habitués, relève d’un exercice dont je ne comprends toujours pas le sens. Selon vos explications, ils auraient la possibilité de s’adresser, je cite : « chaque semaine au Gouvernement ».C’est bien surestimer la portée des Questions au Gouvernement qui se tiennent au Parlement.
Laissez-moi vous dire, Monsieur le Président, que le groupe auquel j’appartiens compte 75 membres et qu’à raison de 2 questions hebdomadaires, les possibilités d’expression sont rares.
J’ai donc choisi la formule épistolaire pour vous dire ce que j’aurais voulu vous dire.
Je ne parlerai dans ce courrier que de mon pays, la Martinique. Je combats, en effet, le traitement en vrac des anciennes colonies. Je milite plus que jamais pour le respect de la singularité de chacun de ces peuples, de leur identité culturelle, humaine, historique et sociologique.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que je ne partage pas du tout votre verdict concernant la baisse du plafond de l’abattement de 30% de l’impôt sur le revenu. Quand près de 75 % des foyers fiscaux ne sont pas soumis à cet impôt chez nous, posez-vous justement la question du pourquoi. Mon pays est tout simplement pauvre. Oui, pauvre, malgré des signes apparents qui tendraient à faire croire le contraire. Je ne reviendrai pas ici sur tous les indicateurs qui expriment cette situation. Ils déclencheraient l’affolement s’ils étaient d’actualité en France hexagonale. Ils sont plus qu’éloquents dans toutes les rubriques. La solution consisterait-elle à sacrifier le potentiel de pouvoir d’achat que possèdent ces 25% de nos compatriotes ?
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que ce sont précisément ces contribuables qui peuvent acheter plus, construire ou acquérir leur logement, contribuer à l’économie de la culture et des loisirs, faire appel à des artisans, des prestataires de service pour l’entretien, la garde d’enfants ou de personnes âgées. Ce sont ces mêmes foyers fiscaux qui, souvent, contribuent aux charges de leurs parents dépendants ou malades, ceux-là mêmes qui n’ont pas eu le bonheur de connaître, à leur époque, l’égalité des droits due par la République. Ce sont ces contribuables qui portent la moindre once d’une consommation dont nous avons tant besoin. Ce sont aussi ces contribuables qui sont contraints de soutenir leurs enfants pour faire face aux frais importants liés à leurs études en France ou à l’étranger. Chaque déstabilisation de ce système fragile crée nécessairement des dégâts collatéraux extrêmement préjudiciables à court et à long terme. Ces contribuables, vous les avez qualifiés de « riches ». Mes collègues parlementaires appartenant pourtant à votre propre parti ont su faire la démonstration du contraire.
Sur ce sujet, enfin, laissez-moi vous dire, Monsieur le Président, que j’ai du mal à comprendre que cet impôt servirait à financer un fonds d’investissement ultra-marin pour rattraper des retards d’équipement et d’infrastructures qui devraient plutôt relever de l’effort et du devoir solidaire de la nation. C’est un processus que je trouve profondément injuste et inéquitable, d’autant plus que ce fonds d’investissement n’a officiellement pas vocation à durer. La République doit assurer la juste attention, la juste préoccupation à tous ses citoyens sans exception.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire qu’il m’est difficilement supportable d’entendre systématiquement parler de la remise en cause de la prime de vie chère accordée aux fonctionnaires. Cette sur-rémunération était, à l’origine, réservée uniquement aux agents de l’État venus de France hexagonale. Son extension aux « autochtones martiniquais » a été le fruit d’un long combat pour la justice dont nous sommes fiers. Elle a permis à une grande partie des nôtres de progresser dans l’échelle sociale et a soutenu, en grande partie, l’activité dans notre pays.
Oui, Monsieur le Président, la vie est chère pour tout le monde mais les fonctionnaires n’en sont pas responsables. Les causes sont multiples et complexes, elles plongent leurs racines dans notre situation insulaire, dans notre histoire qui reproduit des réflexes de manière atavique, dans des relations commerciales qui nous lient presqu’exclusivement à la France et dans la taille de notre marché qui ne cesse de se flétrir.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que je partage votre obsession contre les monopoles. Mais dans un pays qui vit le drame de perdre, en moyenne, 10 habitants par jour, comment attirer de nouvelles offres ? La pénurie de marchés créera inéluctablement des regroupements ou des absorptions. Faites l’effort de ne pas vous réfugier derrière ces vieux fantômes, pour la plupart très éloignés de la réalité. La lutte contre la vie chère, la création d’activités, d’emplois, la répartition équitable des richesses méritent une analyse plus solide. Il s’agit surtout, pour nous, responsables politiques, de ne pas tomber dans la stigmatisation systématique, donc simpliste, d’acteurs économiques et sociaux. Prenez le temps de les entendre. Leur quotidien mérite une attention sans aprioris.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que je partage votre volonté de développer des filières de production. D’ailleurs, lorsque mon groupe politique était en responsabilité au Conseil régional de Martinique entre 2010 et 2015, nous avions mis en place une vraie dynamique en ce sens avec des résultats très performants dans de nombreux secteurs. Mais, comment pouvez-vous en faire une solution majeure, quand l’essentiel de notre population est né sans fortune, sans terres, sans patrimoine immobilier, autrement dit, sans aucune puissance face au monde de la finance et donc sans les outils indispensables à une quelconque initiative ?
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire, enfin, que la crise désastreuse du chlordécone qui frappe notre environnement ne doit pas non plus supporter une quelconque expression ambigüe. Chaque mot a du sens et appuie sur les douleurs irrémédiables. Vous avez assumé, face à notre population, la responsabilité de l’État dans ce scandale. La posture de l’État se doit d’être, en permanence et à tout moment, à la hauteur de la catastrophe que nous continuerons à subir pendant encore des siècles.
Monsieur le Président, laissez-moi vous dire que ma posture n’est pas celle de la demande pour la demande, de la quémande. Je ne suis pas du genre à solliciter pitié ou indulgence béate. Je suis de ces femmes de mon pays qui portent en elles le courage et la détermination indispensables pour participer collectivement au progrès indispensable de notre société. Je suis de ces femmes de mon pays à qui le mot responsabilité ne fait pas peur. Je suis de ces femmes de mon pays qui n’hésitent pas à se ceindre les reins. D’ailleurs, je prends toujours la peine d’assortir mes constats de propositions. C’est en ce sens, par exemple, que j’ai officiellement adressé il y a 15 jours, à Madame la Ministre de l’Outre-Mer, un plan d’actions contre le dépeuplement de la Martinique, drame qui mine toute espérance.
Laissez-moi vous dire Monsieur le Président, que la Martinique mérite une vraie ambition. Pas celle qui s’arque boute sur une mesure fiscale par-ci, un coup de rabot par-là, voire un recueil de consultations via internet ou une poignée de mesures débattues en quelques heures dans un budget. Une ambition puissante qui parle d’attractivité rendue concrète, de confiance retrouvée des investisseurs, d’initiatives bien accompagnées pour le plus grand nombre. Une ambition qui permette de desserrer l’étau des normes et des procédures mal adaptées, lourdes et décourageantes. Une ambition qui porte des mesures d’équité destinées à combler les écarts objectifs de l’éloignement des centres d’approvisionnement, du marché restreint, de plus en plus restreint.
Laissez-moi vous dire Monsieur le Président que la Martinique a besoin d’un new deal ! Un vrai new deal ! Une démarche de fond qui fasse taire légendes et aprioris. Elle mérite le débat, le vrai. Le seul qui puisse nous permettre de dessiner des solutions viables pour son avenir. Mon pays porte en lui des potentiels extraordinaires qui, hélas, ont du mal à prospérer. Cessons d’en faire un simple atout de la puissance régnante de « la France des 3 océans ». Il faut du courage, de la détermination, un regard neuf, moderne, de la considération pour aborder les choses dans leur globalité et cesser de considérer son avenir par des petits bouts désarticulés, à chaque occasion, à chaque petit temps. C’est votre défi, c’est notre défi.
Laissez-moi vous dire Monsieur le Président que c’est justement ce que j’ai eu envie d’exprimer ce jour-là. Et vous comprendrez aisément pourquoi je ne pouvais accepter cette discussion de deux minutes en aparté avec vous autour du pot de fin de débat. La situation est assez préoccupante pour mériter le temps juste et nécessaire.
« Seul le dur est arable »a dit le poète. Alors, prenons le temps du fond, labourons avec audace.
Je vous prie d’accepter, Monsieur le Président, l’expression de mon plus profond respect.
Catherine CONCONNE, Sénatrice de Martinique