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Laisse-moi te dire

Quand Antilla met Ubuntu sur le grill...

Quand Antilla met Ubuntu sur le grill...

En marge de la sortie de mon livre "Ubuntu, ce que je suis" (éditions l'Harmattan), j'ai longuement échangé avec Gérard Dorwling-Carter sur la société martiniquaise dans le cadre d'une interview exigeante, sans tabou et sans concession publiée dans le magazine Antilla en Juillet 2020. Voici retranscrit l'intégralité de l'interview...

Gérard Dorwling-Carter - UBUNTU, titre de votre ouvrage signifie « je suis ce que tu es », option philosophique qui signifie que nous sommes sur cette île étroite interdépendants, est-ce seulement à l’image de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, ou aussi parce que le destin nous a doté d’un socle, d’un tronc commun qui serait l’épine dorsale de notre identité (...) ?

Emmanuel de Reynal - Notre société créole partage le passé douloureux de l’esclavage. Elle résulte pour une grande part de tous les déracinements que la colonisation a provoqué. Et bien que cette terrible période envahisse encore notre présent, elle ne doit pas nous résumer entièrement ; car nos racines sont bien plus vastes, bien plus lointaines et bien plus variées. Elles s’ancrent dans les pans les plus anciens de l’histoire de l’humanité. Nous sommes bien plus que des enfants de l’esclavage. Nous portons en nous l’histoire de toute l’humanité. Nous portons en nous l’histoire des chasseurs-cueilleurs d’Afrique, l’histoire des migrants d’Europe et d’Asie, l’histoire des premiers agriculteurs de Mésopotamie, des premiers villages, des premières cités… Nous portons en nous l’histoire de l’écriture, de la science, des révolutions industrielles, culturelles et sociales. Nous sommes simplement des humains, et à ce titre nous partageons le vaste destin du monde.

On peut choisir de façonner son identité en ne retenant qu’un épisode de l’histoire. Souvent d’ailleurs, on le fait sous une forme de pression culturelle qui nous oblige à revendiquer une seule identité. Cette identité peut-être choisie, à condition que l’on soit conscient des limites qu’elle nous impose. Elle est en réalité souvent subie, et elle nous enferme toujours dans un cadre restreint. L’identité nous limite et nous caricature. En fait, dans l’histoire de l’humanité, jamais le combat identitaire n’a créé de bonheur. Au contraire, c’est toujours au nom de l’identité que l’on part en guerre, que l’on s’oppose et que l’on massacre des peuples. La recherche identitaire s’accompagne trop souvent d’une logique du « nous » contre « eux ». Et cette quête nous détourne de ce que nous sommes d’abord : des personnes.

Pendant 200 ans, la Martinique a été une terre d’esclaves. Ne sommes-nous pour autant aujourd’hui que des fils d’esclaves, ou des fils d’esclavagistes ? A l’évidence non. Nous devons refuser de nous laisser « corneriser » dans ces terribles limites. Il y a en Martinique des fils de combattants de la liberté, des fils valeureux des peuples Akan, des fils de la République, des fils du monde, de l’amour, de l’audace ou de la passion…

C’est Jean Bernabé qui opposait à juste titre le concept de personnalité à celui d’identité. Comme il avait raison ! Ce sont les personnes qui comptent, pas leur étiquette identitaire.

Ubuntu veut ouvrir le regard sur ce que nous sommes en élargissant nos racines, et nous sortant des clichés qui nous résument si mal, en nous faisant partager nos ancêtres et en nous rappelant que ce sont nos liens qui nous fabriquent.

Je suis ce que je suis grâce à ce que tu es. Je suis ce que je suis grâce aussi à celles et ceux qui m’ont précédé sur cette terre depuis des millénaires, et qui pour la plupart d’entre eux, sont les mêmes qui t’ont précédé. Voilà une vérité simple que l’on a tendance à oublier, trop occupés que nous sommes à chercher des différences dérisoires dans nos variations chromatiques.

Gérard Dorwling-Carter - Dans la préface de votre livre « Ubuntu », Jean-Paul Jouanelle dit que « … les messages porteurs d’ignorance… Les slogans mensongers… valorisent la recherche d’une prétendue identité qui se définit toujours par son opposition à celle des autres. » 

Tout d’abord acceptez-vous l’assertion que notre communauté n’a pas forgé une identité singulière ? En d’autres termes, le substantif « prétendue » accolé à « identité » n’est-il pas réducteur ?

Emmanuel de Reynal – La philosophie Ubuntu est celle du lien. Elle participe à construire des communautés inclusives, et non des communautés exclusives. Si notre identité prend en compte nos liens avec les autres, si elle accueille les différences et qu’elle en fait une source de richesse, alors nous pouvons la revendiquer. Cette identité-là est vertueuse et vraie, car elle nous inscrit dans le projet de l’humanité.

Si en revanche notre identité nous exclue des autres, et qu’elle cherche à flatter nos différences comme une source de supériorité ou d’incompatibilité, alors elle est nocive et mortifère. Car elle renie une part de notre humanité.

Nous avons en fait bien plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous divisent. Or notre esprit est parfois obsédé par nos différences, et ne sait plus apprécier nos points communs… Bien souvent ce sont nos propres récits qui nous divisent. Ils finissent par nous convaincre qu’il y a « nous » contre « eux » ! Nous devons lutter contre ce travers de l’esprit qui nous enferme dans des pseudo-identités, dans des espaces rabougris qui nous privent d’une part importante de notre patrimoine mondial identitaire. Ces prétendues identités doivent être combattues, car elles ne s’inscrivent pas dans le destin de l’humanité qui construit progressivement un monde métis. Demain, les hommes se moqueront des querelles identitaires d’aujourd’hui. Elles leur paraitront dérisoires…

La Martinique est à mon sens un lieu de préfiguration du monde de demain. La créolité a réussi ce que très peu de pays sont parvenus à réaliser : une identité de réunion des différences, une communauté humaine issue de racines multiples et d’histoires violentes. C’est tout l’honneur des martiniquais d’être parvenus à cette synthèse, malgré des tensions qui existent encore. Ces tensions doivent être surmontées pour nous hisser tous dans un destin commun. Les freins à lever sont ces prétendues identités qui nous sclérosent encore, et qui sont marquées par des degrés de couleur, ou par des préjugés sociaux. Békés, noirs, mulâtres, indiens… voilà les « prétendues identités », voilà des étiquettes trop restrictives pour définir pleinement ce que nous sommes vraiment.

Gérard Dorwling-CarterVous avez pris soin de préciser que si Ubuntu est une philosophie qui s'attache à une société conciliée, opposée à la ségrégation qui a été opératoire en Afrique du Sud où la population a été invitée à expurger les atrocités subies en en parlant, en se repentant devant les victimes pour, au final, obtenir une amnistie pleine et entière. Aussi qu’il s’agissait d’un processus qui s'est déroulé entre protagonistes encore vivants. Peut-on imaginer transposer une méthode de ce genre dans notre contexte où on parle de conséquences post traumatiques de l'esclavage pour la majorité et seulement un ressentiment plus objectivé, certes mais qui relève plus de la nostalgie portant sur des souffrances endurées par de lointains ancêtres ?

Emmanuel de Reynal - La commission « Vérité et Réconciliation » a permis aux Africains du Sud de se parler en vérité et de se pardonner mutuellement. Il a fallu la force d’Ubuntu portée par Nelson Mandela, Desmond Tutu et Frederick de Klerk pour que le peuple aborde ces échanges en révélant le meilleur de lui-même. Chacun a fait l’effort de trouver la part d’humanité de son interlocuteur, fut-il son geôlier, fut-il son tortionnaire. Quel courage ! Quelle force d’âme ! Quelle leçon d’humanité !

Ces rencontres se sont déroulées entre les protagonistes vivants de l’apartheid. Les échanges ont eu lieu entre les vraies victimes et les vrais bourreaux, et chacun a pu témoigner de sa vérité personnelle.

En Martinique, les protagonistes de l’esclavage n’existent plus. Il n’y a aujourd’hui ni victime, ni bourreau. Il n’y a ni esclave, ni esclavagiste. Il n’y a que les descendants d’un passé douloureux qui ensemble ont recomposé, bon an mal an, une communauté martiniquaise.

Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, les martiniquais ont posé un lourd couvercle sur leur passé. Ils ont enfoui leurs sentiments dans le silence. Ils ont donné la parole aux « non-dits ». Ils ne se sont pas parlés comme ils auraient du le faire. Ils ont estimé qu’il fallait oublier pour avancer. Ils ont sans doute commis là une grave erreur. En évitant d’affronter l’épreuve de vérité de leur vivant, ils ont transmis aux générations futures un impossible défi. Un défi que nous devons tenter de relever aujourd’hui.

Notre grande difficulté est que nous ne pouvons pas parler en tant que victime ou en tant que bourreau. Encore une fois, les victimes et les bourreaux n’existent pas.

En revanche nous devons à nos ancêtres de célébrer leur mémoire. Nous devons à nos ancêtres d’éclairer le passé en levant tous les voiles qui obscurcissent encore l’histoire. Nous devons faire toute la lumière sur notre histoire, sans rien dissimuler, sans rien travestir, et surtout sans l’instrumentaliser. Nous devons la regarder et la décrypter, sans chercher à y puiser les raisons qui justifieraient nos sentiments d’aujourd’hui.

Je suis favorable a une approche de « Vérité et Conciliation », dont la « vérité » viendrait d’un partage complet de l’histoire, et dont la « conciliation » viendrait d’un dialogue soutenu et sincère. Nous devons renoncer aux « non-dits » et apprendre à parler respectueusement de tous nos sujets.

La conciliation que j’appelle de mes voeux doit être animée d’un profond désir d’unité. Elle ne pourra se faire que si nous avons le courage d’affronter notre réalité, que si nous adoptons le principe de la Vérité !

Vérité sur notre histoire, vérité sur notre fabrication, vérité sur ce que nous sommes devenus, vérité sur nos démons, mais aussi vérité sur nos forces héritées des combats que nous avons menés et que nous menons encore.

Concrètement ce travail de Vérité et de Conciliation pourrait s’appuyer sur  l’organisation d’un cycle de plusieurs « Grands Kozé » qui aborderaient sans fard ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.

Ces rencontres accueilleraient un large public réunissant toutes les composantes de la société martiniquaise. Elles s’appuieraient notamment sur l’histoire de la Martinique, et en particulier de la période esclavagiste, comme « porte d’entrée » au dialogue et aux débats.

L’objectif étant d’ouvrir enfin l’échange et la conversation autour du délicat sujet des relations entre tous les descendants de la période esclavagiste, et sur les perspectives du vivre ensemble.

Gérard Dorwling-Carter - Au-delà du temps des générations qui se succèdent, vous estimez que Ubuntu implique que les hommes sont interdépendants, et que l'on doit se conduire avec un sens de la  responsabilité universelle. Que l'on doit ce que l'on est aux autres, à ceux avec lesquels on se trouve en lien dans le présent, mais aussi à ceux qui nous ont précédé qui « vie après vie, construisent l'humanité d'aujourd'hui. »

Partant de ce que certains sceptiques appelleront une mystique -Ubuntu- vous entreprenez dans votre roman d’évoquer des personnages typiques de ce passé dont vous seriez issu.

Mais cette posture, si elle est très habile pour écrire un ouvrage original et plaisant à lire, vous conduira-t-elle à rompre avec les comportements, choix de vie qui sont l'apanage de la communauté à laquelle vous appartenez. Jusqu'où irez-vous, jusqu'où les pesanteurs du groupe auquel vous appartenez vous permettront d'avancer dans cette position de rupture ? Ne serez-vous pas acculé à rester dans le cadre du conte philosophique ? A refaire le monde dans un cadre simplement littéraire? 

Emmanuel de Reynal – Qui suis-je pour juger le comportement des autres ? C’est déjà bien assez compliqué de faire ses propres choix, pour prendre la responsabilité de la vie des autres. Méfions-nous de nos préjugés. Les seuls comportements que nous devons dénoncer sont ceux qui blessent. Les comportements de haine, de violence, de racisme, de torture, de mépris… Ils ne sont pas le propre d’une communauté. Ils sont tristement humains, et nous devons les combattre en dehors de tout préjugé.

Chaque humain est composé d’une part d’ombre et d’une de part de lumière. Si par préjugé, vous ne regardez que la part d’ombre des individus en laissant supposer qu’elle est l’apanage d’un groupe, alors vous effacez les personnes et vous réarmez le cycle mortifère de l’identitarisme.

Nelson Mandela avait compris une chose essentielle : regarder d’abord la part de lumière de chaque individu, et apprécier sincèrement cette part de lumière. C’est ainsi qu’il a établi des dialogues féconds avec ses adversaires. C’est ainsi qu’il les a transformés. Ce n’était pas de la soumission, c’était tout le contraire.

S’il avait abordé ces relations par des accusations préalables, son œuvre aurait échoué. Je ne suis pas sûr que l’on ait pris la pleine mesure de son immense message.

Les comportements que vous évoquez sont ceux de personnes qui, pour la plupart, n’ont objectivement rien à se reprocher. Elles mènent leur vie sans intention de nuire. Elles font des choix en liberté, en insouciance, parfois en conscience. Si vous entrez dans le cœur de chacune de ces personnes, vous y trouverez sans doute bien plus de lumière que ce que les préjugés vous empêchent de voir. Ce sont donc les préjugés qu’il faut combattre, et non les comportements prétendument négatifs.

On peut regretter que d’autres n’adoptent pas les comportements que l’on souhaiterait qu’ils adoptent. Mais ce regret n’est-il pas le reflet d’une pensée autoritaire ? Qui sommes-nous pour exiger que d’autres agissent de telle ou telle façon ? Dès lors qu’ils ne nuisent à personne. Peut-être serait-il plus simple d’accueillir les différences, sans jugement ? Peut-être même devrions-nous apprendre à nous enrichir mutuellement de ces différences ?

Il est vrai que le contexte social influe sur les comportements, et qu’il est parfois difficile de sortir des pesanteurs de groupe. Attaquons-nous donc à ces pesanteurs. Elles brident les libertés individuelles. Elles nous enferment dans des cages mentales qui nous empêchent d’exprimer notre personnalité. Faisons confiance aux personnes, et non aux groupes. Dialoguons entres personnes et non entre groupes. Enlevons nos étiquettes. C’est bien à chacun de prendre la responsabilité de ses propres choix de vie, et à personne d’autre. Et si, comme a su le faire Mandela avec son peuple, nous parvenions à substituer nos rapports de suspicion par des rapports de confiance, alors nos choix individuels auraient plus de chance de s’inscrire dans un esprit de responsabilité universelle.

Gérard Dorwling-Carter - Partons de votre manière de considérer les choses, à savoir qu’il faut prendre en considération les individus, les extraire du groupe. Mais nous ne pouvons pas occulter que notre société est le résultat d’une histoire douloureuse où on ne peut passer sous silence le rôle particulièrement inacceptable de vos ancêtres dans la dialectique singulière de la traite, la mise en esclavage. C’est un fait. Le monde entier régurgite après coup les conséquences d’un tel passé. Nous ne sommes pas les seuls à vivre un tel phénomène. Quelles actions pratiques, sur le terrain peuvent être imaginées dans notre contexte ou vous reconnaissez que certaines pesanteurs ne sont plus supportables. Pour reprendre vos termes : “elles nous enferment dans des cages mentales…” Croyez-vous que ce sont les actions et positionnements individuels qui vont changer les choses, les faire accepter par le plus grand nombre ? L’action de Mandela pour substituer la confiance à la défiance, qui ici pourra l’entreprendre ? Puisque vous pensez que c’est l’action de certains qui détermine celle du groupe.

Emmanuel de Reynal – S’ouvrir à l’histoire permet de ne rien passer sous silence, ni le « rôle inacceptable » de mes ancêtres, notamment ceux qui ont exploité des esclaves à des fins économiques, ni le « rôle inacceptable » de vos ancêtres, notamment ceux qui ont réduit des hommes en esclavage pour en faire commerce. Ni vous, ni moi ne sommes responsables de ces faits de l’histoire. Ni vous ni moi ne sommes responsables du système dans lequel ont vécu nos ancêtres. Ni vous ni moi ne sommes responsables des turpitudes collectives ou individuelles de celles et ceux qui nous ont précédé sur cette terre.

En revanche, vous et moi, nous pouvons prendre aujourd’hui la responsabilité d’œuvrer à restaurer le dialogue entre les différents membres de notre société, dans un esprit de vérité et de conciliation. Nous pouvons le faire en prenant des initiatives personnelles, ou en soutenant des projets collectifs. Nous pouvons le faire en créant des espaces nouveaux de dialogue, notamment autour de notre l’histoire commune.

Comment créer les conditions d’un dialogue sincère pour améliorer le vivre-ensemble, voilà une question qui devrait tarauder tous les esprits constructifs de Martinique. Le monde économique a su en partie relever ce défi au lendemain des grands conflits de 1998, en s’inscrivant dans une démarche exigeante de dialogue social dont les effets positifs perdurent encore aujourd’hui. Patrons et syndicalistes ont réussi à s’élever au-dessus des postures pour s’accorder sur les outils d’amélioration des conditions de travail. C’est grâce au dialogue qu’ils ont notamment créé l’Aract, l’Agence Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail, un outil social innovant et performant. Ne pourrait-on pas s’inspirer d’une telle démarche à l’échelle sociétale ?

Autre exemple, le Professeur Aimé Charles-Nicolas vient de prendre une initiative intéressante qui consiste à mobiliser les membres des différentes composantes de la société locale pour imaginer la Martinique de 2030. C’est une démarche ambitieuse de co-construction d’une vision prospective qui s’appuie sur des ateliers de créativité qui sont autant d’espaces utiles de dialogue. Pour ma part, je soutiens sans réserve ce projet qui va dans le bon sens.

Je soutiens également d’autres initiatives qui consistent à penser ensemble et agir ensemble. Je considère notamment que chaque martiniquais doit donner un peu de son temps aux projets d’intérêt général. C’est pourquoi je milite pour que nous investissions d’avantage le champs associatif, car avec l’entreprise, c’est peut-être le dernier espace de brassage où l’on se retrouve avec nos différences pour servir le bien commun.

Qui peut entreprendre ici l’action « Mandélienne » qui substituera la confiance à la défiance ? En d’autres termes, qui seront les Nelson Mandela, les Desmond Tutu et les Frederick de Klerk de Martinique ? Qui seront celles et ceux qui se hisseront au-dessus des postures et des clichés pour nous fédérer dans le sens du bien commun ? Qui osera proposer une démarche de conciliation fondée sur un dialogue sincère dans un esprit de vérité ? Je n’ai pas de noms à proposer, mais ces personnes existent, car la Martinique regorge de constructeurs à qui il faut maintenant donner la parole. Elles émergeront naturellement des processus de dialogue que nous aurons su instituer. Elles contribueront alors à faire briller la part de lumière qui est en chacun de nous, pour en faire une vague rayonnante. Au fond, c’est bien l’addition des volontés individuelles qui changera les choses.

Gérard Dorwling-Carter - Nous ne pouvons pas terminer cette longue conversation en faisant l'impasse sur les réalités du moment, le mouvement international de dénonciation du racisme, l’autoritarisme des polices qui découleraient selon les manifestants des séquelles du colonialisme, des idées de suprématie blanche etc. 

Nous avons en Martinique des boucs émissaires tout désignés, les membres de la communauté béké qui seraient les propriétaires fonciers faisant obstacle à la promotion (économique) des personnes de couleur. Communauté qui ne prend pas part à la vie sociale, se marie entre-soi et n’ouvre pas ses portes aux descendants d'esclaves. Et si quelques libéraux, comme vous ou encore feu Roger de Jaham (dont la fille, rappelons-le, a épousé un homme de couleur, disons pour faire plus simple un nègre) donnent le change, ce serait pour, en quelque part, mieux justifier la “mise à part” voulue du reste de la communauté. Et il y aurait de plus un certain mépris dans tout cela...

Attitude du groupe qui se serait cristallisée au fur et à mesure de la prise de conscience des autres Martiniquais.

Emmanuel de Reynal – C’est en partant du particulier qu’on arrive à l’universel. Autrement dit, ce sont les personnes qui font bouger la société, pas les incantations collectives. Seules les prises de conscience individuelles peuvent réellement créer le mouvement. Chaque personne doit donc se sentir libre d’affirmer sa personnalité et d’agir. Chaque personne doit s’affranchir des pesanteurs sociales qui l’inhibent et l’enferment.

La « bouc-émissairisation » que vous évoquez a un effet pervers terrible : elle cantonne les personnes stigmatisées dans leur prétendue identité. Elle les emprisonne, au point de leur faire perdre leur envie de s’exprimer librement. A force de prêter aux individus des « défauts de groupe » et de les convaincre qu’ils sont par essence porteurs de ces défauts, comment voulez-vous qu’ils ne s’enferment pas ? La stigmatisation systématique génère les comportements grégaires, qui eux-mêmes provoquent des regards critiques. Il faut sortir de ce cercle vicieux. Il faut que la personnalité l’emporte sur l’identité subie.

Le mariage de la fille de Roger de Jaham ne résulte pas d’un calcul social. Il n’est le fruit que d’une chose : l’amour entre deux personnes. L’amour est un sentiment personnel et non un sentiment social. Le seul rôle qu’a pu jouer Roger dans cette union est d’avoir réussi à substituer la confiance à la défiance, et d’avoir prononcé un « merde » libérateur aux conventions sociales.

Vous ne parviendrez jamais à faire évoluer une société sans faire confiance aux qualités humaines de ses membres. Vous n’obtiendrez aucun résultat positif si vous perpétuez éternellement des clichés stigmatisants. Quand vous parlez des membres de la communauté béké en les accusant d’être « des propriétaires fonciers faisant obstacle à la promotion des hommes de couleur », non seulement vous dites une contrevérité, mais en plus vous alimentez un préjugé tenace totalement contreproductif. Quand vous affirmez que « les békés ne prennent pas part à la vie sociale », vous balayez d’une phrase assassine toutes celles et ceux qui participent aux chorales dans leurs communes, au fleurissement des bords de route, à l’éducation des enfants et à leur insertion dans la vie active, à l’animation d’associations caritatives ou sociétales, à l’aide aux handicapés, à la promotion des artistes locaux, à l’entraide des jeunes entrepreneurs martiniquais, à l’organisation de manifestations sportives et populaires, à la promotion de la vie économique, etc. Vous rayez d’un trait des centaines de personnes de bonne volonté qui s’engagent réellement dans la société martiniquaise. Vous le faites au seul prétexte que vous jugez leurs actions insuffisantes ! Vous rendez-vous compte de la violence de ces clichés ?

Mais je vous rassure, il y a chez les békés la même proportion de constructeurs, de destructeurs, de volontaires, de racistes, d’intelligents, de cons, de bienveillants, de méchants, de gentils, d’altruistes, de profiteurs… que chez les non-békés. Il y a dans notre société martiniquaise trop de personnes que les regards accusateurs enveloppent d’une étiquette identitaire qui les résume mal. Si nous voulons changer les comportements collectifs, commençons par changer nos regards sur les personnes, débarrassons-nous de nos vieilles lunettes qui ne voient les gens qu’en blanc et noir, et ne regardons chez l’autre que sa part de lumière pour construire avec lui une Martinique Ubuntu. 

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